Emmerson Thambuso Mnangagwa, nouveau Président élu du Zimbabwé : leçons de Harare

UNE TRIBUNE INTERNATIONALE DE FRANKLIN NYAMSI
Professeur agrégé de philosophie, Paris-France

Un nouvel homme fort, issu du sérail du parti de l’indépendance, la Zanu-PF, monte en puissance au Zimbabwe. L’élection du Président Emmerson Thambuso Mnangagwa à la tête du Zimbabwé vient d’avoir lieu, avec sa prestation de serment ce vendredi 24 novembre 2017 dans un Stade de Harare plein à craquer et débordant de reconnaissance envers les forces vives de la société, de l’armée, du parti au pouvoir et de l’environnement géostratégique du Zimbabwé. L’Afrique et le monde ont suivi le très palpitant feuilleton politique, accéléré depuis le 6 novembre 2017 avec le limogeage sec du vice-président de la République du Zimbabwé, Emmerson Thambuso Mnangagwa, par le Président Robert Mugabé, installé à la tête du pays depuis 1980, père de l’indépendance nationale. Certes, comme le disait avec beaucoup d’ironie l’ancien Chef de l’Etat togolais Gnassingbé Eyadéma, « Les événements se succèdent, mais ne se ressemblent pas. » Mais la raison nous enjoint, en observateur, analyste et intellectuel politique, de toujours scruter avec acuité ce genre d’épisode, car en Afrique, des structures transversales de sens existent, et des problèmes communs les expliquent, tout comme des solutions communes y répondraient objectivement. Il faut donc toujours regarder l’ici comme une image possible de l’ailleurs et l’ailleurs, comme un reflet possible de l’ici. Analogie n’est pas identité. Comparaison n’est pas raison. Mais ce qui arrive aux autres peut nous apprendre ce qui peut nous arriver, et vice-versa. Rien de ce qui est humain ne doit donc être étranger à celui que la chose publique intéresse. Dès lors, quelles leçons pouvons-nous tirer des événements de Harare ? Il me semble qu’il y en a au moins quatre sortes : 1) Des leçons historiques ; 2) Des leçons socioéconomiques ; 3) Des leçons politiques ; 4) Des leçons géostratégiques. Je consacre donc les lignes qui suivent à abstraire ces quintessences pour la postérité.

La légitimité historique : une boussole des grandes nations

Sur le plan de l’Histoire, il convient de noter qu’on ne construit pas l’avenir d’une nation au mépris de la légitimité historique de ses bâtisseurs. On ne construit pas la stabilité politique dans le mépris de ceux qui ont versé larmes, joie et sang pour la liberté collective. Une grande nation respecte ses combattants de la liberté et ne bâtit jamais son avenir sur les ruines de leur gloire. A moins de vouloir retourner, comme nous prevenait le sage Houphouët-Boigny, son propre couteau contre soi-même, ce qu’a finalement fait Mugabé. Le Zimbabwé, qui s’appelle du reste comme tel, en raison du refus de la dénomination coloniale de Rhodésie, est une terre de courage et d’honneur. Tout prétendant à sa direction doit les incarner à suffisance. Le choix de la Zanu-PF d’élire Mnangagwa pour succéder au Président Robert Mugabé répond donc à la houle profonde de la conscience collective zimbabwéenne. Ce peuple est né à la modernité au terme d’une lutte anticoloniale remportée par la ZANU contre les colons britanniques. Il a donc refusé de confier ses destinées à un clan jouissif, détaché de ses sacrifices fondateurs, le clan du G40 incarné et dirigé par Madame Grace Mugabe, parvenue dans les entrailles du pouvoir d’Etat par son charme physique et un poste de secrétaire au bureau du père de l’indépendance, Robert Mugabé. Si c’est finalement le clan du Crocodile Mnangagwa qui l’a emporté, c’est bien parce que celui-ci incarne mieux l’esprit de l’émancipation zimbabwéenne que la sulfureuse Grace, dont les scandales et frasques, tout comme le luxe arrogant avaient fini par dégoûter la majorité des zimbabwéens de sa seule présence au palais présidentiel. Les Africains qui regardent la scène zimbabwéenne devraient donc comprendre, résolument, qu’on ne badine pas avec l’Histoire des luttes authentiques de son pays.

Leçons socioéconomiques

La crise zimbabwéenne nous apprend derechef que les crises politiques graves se nourrissent quasi-systématiquement des échecs de nos politiques socioéconomiques. Chaque fois que les peuples africains sont livrés à la faim, à la maladie, à l’ignorance, à l’exil de survie et à la mort, leurs structures politiques deviennent brinquebalantes. La violence devient alors le mode d’arbitrage favori du moindre conflit. Il ne faut pas seulement dire que « ventre affamé n’a point d’oreilles ». Il faut surtout dire qu’il n’y a aucune paix possible dans la misère du plus grand nombre des gens d’un pays. Le Zimbabwe a connu une crise sociale et économique continue, depuis les années 80, avec les hésitations du régime Mugabé entre le socialisme centraliste d’Etat et le néolibéralisme anglo-saxon. Cela n’a fait que mieux nourrir les tensions ethnopolitiques du pays. D’abord, le différend politique entre Shonas et Ndébélés a été réglé dans le sang, puis par une paix des braves, la Zanu et la Zapu fondant désormais le grand parti de l’alliance nationale qu’est la Zanu-PF, après le gentlemen’s agreement signé vers 1987 entre Robert Mugabé et Joshua Nkomo.
Ensuite, l’épisode de la rétrocession violente des terres arables des fermiers ex-colons blancs au peuple noir, dans les années 90, a aggravé d’une part la fracture sociale entre blancs et noirs, mais aussi déclenché une chute des rendements agricoles du pays et une violente crise économique, avec une inflation catastrophique. Pour un billet de 50 milliards de dollars zimbabwéens, on n’avait même pas droit à une baguette de pain en 2000-2002. C’est cette crise économique qui a valu le reflux de la popularité de la Zanu-PF de Mugabé lors des élections législatives perdues en 2008 et la montée en force du MDC de Morgan Tsvangirai dans les allées des grandes institutions. C’est aussi cette crise économique qui explique en partie le raidissement de la Zanu-PF contre les libertés démocratiques ces dernières années, mais aussi la querelle des chefs et factions en son sein, pour le contrôle du navire étatique et paraétatique national. De telle sorte qu’on peut en conclure qu’aucun pouvoir politique au Zimbabwé ne sera stable tant que la majorité des zimbabwéens n’aura pas retrouvé un standing de vie digne de notre siècle et des avancées démocratiques, technologiques et écologiques qu’il permet.

Leçons politiques

Il est clair que les mythes des Présidents à vie et de la supériorité naturelle de la gérontocratie sont en reflux total sur tout le continent africain. Les derniers autocrates et apprentis autocrates africains qui seraient tentés d’obtenir coûte que vaille un séjour ad vitam aeternam au pouvoir viennent de prendre un ultime avertissement sans frais à Harare. Avec une population à plus de 70% composée de jeunes, l’Afrique aspire à être dirigée par des gens qui ont encore, comme elle, leur avenir devant eux, et non derrière eux.
Mieux encore, les armées zimbabwéennes, issues de la lutte anticoloniale, viennent d’infliger un camouflet au pessimisme semé par bien de leurs consoeurs du continent noir, abonnées essentiellement à la répression des citoyens ordinaires, à l’humiliation quotidienne des oppositions et des associations de la société civile, pour le compte des satrapes pro-coloniaux qu’elles servent en échanges de prébendes régaliens. Au Zimbabwé, sans verser une seule goutte de sang, l’armée nationale a débranché calmement un dictateur sénile et a redonné aux institutions du pays, la chance de renaître sous la direction d’un homme expérimenté, solide et lucide. On comprend donc que toutes les armées africaines ne se ressemblent pas, et que comme les moutons qui marchent ensemble, elles n’ont pas pour autant le même prix. Quand l’armée intervient pour empêcher une succession clanique, historiquement illégitime et dangereuse pour le pays à la tête de l’Etat, c’est qu’elle protège la République contre les voyous. Quand elle intervient par contre pour introniser un officier ou défendre un autocrate cynique, c’est évidemment une armée antinationale, car bien souvent d’origine coloniale.

Je voudrais saluer la lucidité politique ultime du Président Mugabé. Par sa démission, il a évité un bain de sang de trop à son pays. Par sa démission, il a pris acte du désaveu de son parti, de son armée et de son peuple. Par sa démission, il a tiré toutes les conséquences de l’aventure foireuse dans laquelle son clan, à travers l’incorrigible Grace Mugabé, l’avait entraîné, abusant de sa sénilité. Bien qu’il ne sorte pas par la Grande Porte de l’Histoire, le Président Mugabé se retire quand même avec dignité et préserve toutes les chances de progrès de son pays. Mieux encore, en tant qu’icône de l’Indépendance zimbabwéenne, nul doute qu’il sera honoré par son pays, dans lequel il aura honneurs et sépulture de héros. On doit savoir quitter les choses avant que les choses ne vous quittent. Quel dirigeant africain actuel ne trouverait pas son compte dans cette sagesse ? Qu’ils voient et méditent, nos satrapes d’Afrique, ce qu’il faut faire quand on n’a plus rien de bon à apporter à son peuple : une fin de mandat non renouvelée, une lettre de démission, la retraite avec tous les honneurs, les Mémoires, la famille, la méditation et cette ultime initiation que les profanes appellent la mort…

Enfin, comment ne pas souligner l’extrême responsabilité qui pèse désormais sur les épaules de la nouvelle Zanu-PF du Président élu Emerson Mnangagwa ? Le peuple du Zimbabwé, loin de lui avoir accordé un chèque en blanc pour faire du pays son piédestal, lui assigne une mission redoutablement difficile : assurer la paix sociale, relancer l’économie pour donner des positions socioprofessionnelles durables à la jeunesse, redorer l’image nationale et internationale de la démocratie au Zimbabwé par un respect plus scrupuleux des libertés fondamentales, développer un multilatéralisme diplomatique bénéfique pour son pays, tenir l’armée au service du peuple et non des pontes de la Guerre d’Indépendance, éviter toute patrimonialisation de type mugabéen à la tête de l’Etat, et transmettre pacifiquement le pouvoir d’Etat dans quelques petites années, lui qui a bien 75 ans. Que de défis ! On ne doit prendre le pouvoir en Afrique comme ailleurs que si l’on sait exactement comment changer en bien, la vie des gens. La Présidence d’une République n’est pas une Thébaïde pour vacanciers fieffés.

Leçons géostratégiques

Les grandes puissances régionales et internationales tiennent compte des rapports de forces internes quand elles prennent position dans la crise politique d’un pays. Ceux qui croyaient que les Etats Africains de la SADC se rangeraient épidermiquement derrière Mugabé, au nom de son auréole anticolonialiste en ont eu pour leurs frais. Au niveau de l’Afrique australe comme au niveau de l’Union Africaine, la condamnation des coups d’Etat est certes désormais la norme dominante, mais l’on ne se gênera pas avec des exceptions, comme par le passé. Le coup de force de l’armée zimbabwéenne n’a pas forcément déplu aux sud-africains, qui ont d’ailleurs assuré d’emblée la sécurité de Mnangagwa, dès sa chute du 6 novembre 2017. Le coup de force de l’armée zimbabwéenne n’a pas déplu à l’Angola, au Botswana, au Rwanda, à la RDC, à la Zambie, au Mozambique et à la Tanzanie, qui ont fait profil bas tout au long de la crise. Au plan des opinions africaines, majoritairement jeunes, le départ de Mugabé a été salué, non pas par mépris de sa stature historique, mais parce que les peuples africains en ont marre de ces gérontocrates qui les infantilisent tout au long de leurs interminables règnes. Mugabé était et demeure un héros zimbabwéen. Mais son rejet par son peuple est le signe que les imposteurs pro-coloniaux qui gouvernent au forceps, bon nombre d’autres Etats africains sont encore plus détestés que lui par leurs peuples et surtout leurs jeunesses et élites conscientes. Par ailleurs, nul observateur averti n’aura raté la bienveillance manifeste des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de la Chine même, envers le nouvel homme fort du Zimbabwé. N’est-ce pas le signe que la politique des puissances ne saurait ignorer les rapports de forces réels à l’intérieur d’une nation africaine ? Trêve de candeur donc sur toutes les colonnes d’Afrique : l’Idealpolitik et la Realpolitik, le Soft-Power et le Hard-Power, vont toujours la main dans la main, l’un avec l’autre.

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