RDC : Le docteur Kodjo Ndukuma propose des pistes pour une meilleure régulation de l’économie numérique

PAR PHILO MAKIESE

La révolution numérique et l’éclosion du digital ont modifié les habitudes et modes de consommation à l’échelle planétaire, occasionnant la globalisation de l’économie. Celle-ci se caractérise par un triple processus marqué par l’universalisation des échanges, la mondialisation de la production et la mobilité des fonds à l’échelle mondiale. Si le numérique et ses corollaires apparaissent comme une force bienfaisante pour l’économie, en ce qu’ils contribuent à la création des richesses et l’accroissement de la productivité, ils n’en demeurent pas moins la source des problèmes de notre époque, dans la mesure où ils favorisent les abus, dérives et violations de droits, en l’absence de la réglementation. En République Démocratique du Congo (RDC), plusieurs pratiques nécessitent de réguler l’économie du numérique.

C’est à cette problématique qu’a répondu Kodjo Ndukuma Adjayi, Docteur en droit de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et Spécialiste du numérique, au cours d’une conférence tenue à l’Université Protestante au Congo (UPC), dans le cadre des journées scientifiques organisées par la Faculté d’Administration des Affaires et Sciences Economiques (FASE) les 20 et 21 avril 2018 sur la thématique « Institutions et Développement durable ». Sa conférence a porté sur le thème : « La régulation de l’économie numérique en RD Congo : Profil et Prospective ».

Au cours de ces journées scientifiques qui ont réuni différentes personnalités des mondes scientifique, professionnel et politique, et des étudiants, le docteur Ndukuma, également Professeur de droit à l’UPC, a développé plusieurs points. Il a présenté les chiffres clés liés aux Technologies de l’Information et de la Communications (TIC) en RDC et leur impact sur les autres secteurs régulés ; l’inadéquation de la loi congolaise actuelle sur les télécoms, en regard des réalités internationales ; les conséquences de la régulation privée de l’internet sur l’économie numérique congolaise ainsi que la nécessité de mieux réguler cette économie en RDC.

Parlant des chiffres, il a souligné que les opérateurs de téléphonie mobile en RDC ont généré 304 587 654 $ au 4ème trimestre de l’année 2017, tous services confondus (voix, SMS, Internet mobile, Mobile Money, etc.), contre 296 734 910 $ au 3ème trimestre (soit 2,65% de variation) de la même année. Ces opérateurs de téléphonie, au nombre de 4 sur le territoire congolais, ont enregistré 35 366 547 d’abonnés en 2017, dont 13 198 592 ont souscrit à l’internet mobile et 9 032 032 ont utilisé la monnaie électronique, selon un rapport de l’Autorité de Régulation de la Poste et des Télécommunications (ARPTC). Pour le docteur Kodjo, ces chiffres traduisent la mesure des enjeux de la régulation de l’économie numérique en RDC, lorsqu’on observe la capacité mensuelle de mobilisation générale des recettes publiques de ce pays, entre 300 et 350 millions de dollars, et ses réserves de change qui dépassent de très peu le milliard de dollars. Du fait de la globalisation de l’économie et la mondialisation des marchés induites par l’internet, le contrôle de la fiscalité de l’économie numérique au Congo, tel que défini, représente un défi. Il pose problème à cause de l’extra-territorialité et la dématérialisation des activités numériques, notamment celles des géants de l’Internet que sont les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – fiscalement domiciliés à la Silicon Valley (Etats-Unis), qui réalisent des chiffres d’affaires supérieures aux budgets des États.

Ainsi, il est impérieux de repenser le système de régulation de l’économie numérique congolaise, en actualisant la législation actuelle sur les télécoms, qui ne convient plus avec les réalités internationales, souligne Monsieur Ndukuma Adjayi. « A plusieurs égards, la réalité libérale du marché congolais contraste avec l’idéologie colbertiste que sa législation entretient encore. » En effet, le droit congolais qui dispose depuis le 16 octobre 2002 d’une législation sectorielle – la loi-cadre n°013/2002 sur les télécoms et la loi n°014/2002 sur l’Autorité de Régulation de la Poste et des Télécommunications – autorise la concurrence sur les services des télécoms, en même temps qu’elle confère des droits exclusifs à l’exploitant public pour les infrastructures du réseau de base, précise-t-il. « La conception de service public est encore la conception dominante dans le pays, quinze ans après la législation de 2002. La loi est en inadéquation avec la réalité internationale du marché local, depuis sa promulgation. Légalement, le marché congolais reste encore dual comme ce fut en France jusqu’en 1996 : semi-ouvert (équipements et services) et semi-monopolistique (infrastructures). [Si] la liberté de l’offre est garantie pour les services électroniques au détail (retail sale), pour l’offre des services de transmission, constituant l’offre de gros (whole sale), l’exploitant public est en revanche désigné comme opérateur de monopole. […] il bénéficie symboliquement de l’exclusivité de principe relative à l’exploitation des infrastructures de transmission des signaux de télécoms. »

Avec le numérique, « la régulation étatique sectorielle congolaise se trouve bouleversée et débordée », s’inquiète-t-il, et de poursuivre, « la régulation privée de l’internet s’est installée dans l’économie numérique, avec la propension pour la gestion privée de l’ordre public numérique. […] L’économie est désormais tributaire des progrès de la technique et de l’architecture de l’Internet, dont le fonctionnement dépend des normes fonctionnelles émanant d’entités privées comme l’IETF, le W3C ou l’ICANN, pourtant une ASBL de droit californien. Il n’en demeure pas moins que même dans le monde numérique, l’État est là et doit toujours être là. »

Il relève également l’importance d’étudier les effets induits par les TIC dans d’autres secteurs régulés, notamment en ce qui concerne la compétitivité économique

La nécessité de création d’une nouvelle instance pour mieux réguler l’économie numérique en RDC

La régulation connaît une nouvelle génération de difficultés propres à l’économie numérique. Un site web par exemple implique l’utilisation de divers éléments tels que le texte, des éléments graphiques, sonores ou audiovisuels et nombre de sites exploitent des bases de données, des recueils d’information, etc., explique ce spécialiste du numérique. « De ce fait, la régulation de l’internet dépasse les seules questions d’équilibre du marché des télécoms. Les opérateurs, transporteurs, hébergeurs, fournisseurs d’accès à Internet, en tant que prestataires techniques établis, demeurent sous l’autorité de régulation des télécoms. Les fournisseurs des contenus éditoriaux sont en principe sous la régulation des médias audiovisuels. Cependant, plusieurs autorités et entités nationales, internationales ou transnationales sont désormais impliquées dans la gestion de l’internet concernant leurs objets techniques. Rien qu’en France, on compte moult régulateurs étatiques pour divers aspects de l’économie 2.0 : HADOPI, Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, DGCCRF, Direction générale du contrôle de la concurrence et de la répression de la fraude, ARJEL, Autorité de régulation des jeux en ligne, CSCE, Conseil de surveillance du commerce électronique, CNIL, Commission Informatique et liberté (pour les données personnelles), ARCEP, Autorité de régulation des communications électroniques et de la poste, CSA, Conseil supérieur de l’audiovisuel, etc. Pour la RDC, l’étroite collaboration entre tous ces types de régulateurs relève de l’interrégulation. Plus encore, des régulations de plusieurs natures interviennent dans la transversalité de l’économie numérique. ».

D’où la nécessité de réguler l’économie numérique au Congo, rappelle-t-il en justifiant : « les chiffres sus-évoqués démontrent la popularisation de l’internet dans le pays, avec plus de 13 millions d’abonnés à la télématique mondiale, ou encore celle du recours à la messagerie financière mobile, avec plus de 9 millions de souscriptions à la monnaie mobile, alors que le taux de bancarisation est de 21%. La convergence des industries est également une réalité avec l’entrecroisement des moyens de production et de consommation, liés à la mise en donnée des biens, des services et des valeurs grâce à la numérisation. L’administration électronique, qui est le recours à l’informatisation dans les services publics de l’État, est aussi un domaine balbutiant, mais dans lequel l’État a engagé des réformes : guichet unique de création d’entreprises, guichet unique intégral du commerce extérieur, génération des passeports biométriques, etc. Il se constate cependant un retard dans la migration technologique de la télévision analogique vers la Télévision Numérique Terrestre (TNT). L’Arrêté interministériel n°CAB/M-CM/LMO/2015 et n°CAB/VPM/PTNTIC/TLL/0002/2015 du 25 avril 2015 porte sur la définition du paysage audiovisuel congolais, la récupération par l’État congolais des fréquences analogiques octroyées aux chaînes de télévision et l’interdiction d’importation en RDC des récepteurs analogiques. Cette exigence découle de l’article 4 de l’Accord régional de Genève GE-06 de l’Union Internationale des Télécommunications, mais oblige une extinction du signal analogique des chaînes de télévision actuelle, en les obligeant à trouver des dispositions d’hébergement, de multiplexage et de diffusion numérique.»

Des pistes pour réguler l’économie numérique en RDC

Dans son rapport 2016 sur le développement dans le monde, la Banque Mondiale commande de renforcer le socle analogique des dividendes numériques, soutient Kodjo Ndukuma. « Cela signifie qu’il faut comprendre les transformations numériques de l’économie et intégrer les nouvelles dimensions et phénomènes des TIC : ubérisation de l’économie, usages applicatifs de l’intelligence artificielle (informatique embarquée), souveraineté numérique et intelligence économique. Il faut développer un groupe d’experts en TIC qui soit orienté vers la phénoménologie sociétale et le pragmatisme scientifique. Ces deux axes mêleraient, sur le plan organique, les atouts cognitifs de la technique, de l’économie et du droit du numérique, pour des politiques publiques efficientes et des objectifs stratégiques de souveraineté sur les TIC, sans omettre la place de l’homme dans la trame de développement durable du pays. La grille des propositions est cumulative pour une régulation de l’économie numérique efficace : la mise en cohérence des politiques publiques des secteurs régulés, la surveillance du marché et de la concurrence, la veille technologique, la réflexivité et la transversalité de l’interrégulation, l’académisation de la formation sur les enjeux de souveraineté numérique et d’intelligence économique. » Des propositions que le docteur Kodjo Ndukuma dit être l’essence et le sens de sa thèse de doctorat à la Sorbonne sur le thème « Le droit de l’économie numérique en République démocratique du Congo à la lumière des expériences européennes et françaises », réussi avec la mention « très honorable, avec félicitations du jury ».

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